Aphrodite de Cnide d'après Praxitèle

De l'antique insensibilité de pierrenaissent des créatures soudain élues, et sur l'éternel silence de tous les êtres fond le vacarme d'un destin.

Poèmes à la nuit - Rainer Maria Rilke

Dionysos d'après Lysippe

L'Incertitude Manifeste

Nous n'avons qu'une ressource avec la mort: faire de l'art avant elle. (René Char)

Il ne s'agit pas d'épouser son temps mais de le créer. Etre de son temps n'est qu'un reflet; ajouter à son temps est le défi. le temps est sans réponse; on n'y répond pas, on le fonde. Telle est une des tâches de l'art.
Quand on ne suit pas la mode, on la devance; et quoi de moins à la mode que peindre? Peindre est un acte de naissance. Avant la vision, le geste risque sa justesse et emprunte au hasard sa disponibilité. Entre la main annonciatrice et l'oeil consentant, la résistance se rend. Le sujet dirige et se trouve après-coup car l'inconscient invente l'intention. A la fin, c'est cela.
De touches en touches l'oeuvre s'accomplit. Touches avisées, mates, graves, ténues denses et pleines, soucieuses de leur nécessité. La matière grise sourit, s'irise. Gris grondant sa sourde puissance. Dans son secret des luisances ouvrent le regard. La cécité guide la lumière. La couleur secoue le nocturne intérieur. Le fond de l'oeuvre remonte à la surface de l'oeil. Matière et manière s'édifient en un jeu d'avancées et de retraits par delà l'invisible. La matière n'est pas un obstacle. L'obstacle de la peinture, c'est le peintre. Véhicule, elle marque le chemin et accompagne l'accomplissement. Contact entre l'idée et la forme, elle les associe dans l'échange intime des repentirs et des rapprochements. Conquérir l'écart réduit le chaos pourtant fécondateur, car, de toutes les possibilités, il n'en reste q'une. D'où les variations. La polémique est entre une ignorance et une volonté. Le dilemme se repose en une harmonie: l'oeuvre est là.
Ces faces amplifiées, irréelles, incorporelles sont insaisissables donc, mais prenantes et prises dans la chair de la peinture. En se partageant avec le fond, elles s'esquivent et se dévoilent, s'effacent et s'affichent, gardiennes de l'âme, messagères muettes, passagères suspendues dans leur inachèvement et ancrées dans leur médium. Le plus souvent, l'abandon conclut l'oeuvre.
La suite des actes complices révèle l'image qui n'est plus le sujet mais le support de la peinture. Ce n'est pas un passage du monde à sa représentation, mais du peintre à sa peinture. Reste, non plus un Dionysos, un ange, mais une peinture dionysiaque, archangélique, voire luciférienne. A longtemps la regarder, on devient ensemble. Promesse d'une émotion unique; récompense d'une réception réussie.

Gérard Torrens - Professeur d'esthétique (2003)

Musiciens du silence

Que nous dit l'ange, et singulièrement l'ange de Judicaël, en ses différences et ses répétitions? Que nous n'habitons pas chez nous mais que nous n'habitons pas non plus au ciel. Que l'homme a dû inventer l'ange pour lier le ciel et la terre autrement que d'une couronne d'épines.Avec ou sans instruments, tous les anges sont en ce sens musiciens, d'extases qu'ils soufflent dans les coeurs voyageurs.

Jean-Noël Vuarnet - mars 1993

L'admirable tremblement du temps

Ces visages convulsés qui font irruption de l'abîme nous disent-ils donc la terreur de retomber au néant ou la terreur de vivre ? Mais voici qu'émerge dans la grisaille de l'aube le battement d'une aile. (...) Serions nous initiés à une cosmogonie ?
L'art de Judicaël est dans le choix et le traitement des tonalités qui nous en rendent sensible l'irradiation. Elle joue pour celà de cette part non focalisée du regard, de ce milieu fluide que Baudelaire désignait comme une atmosphère colorée. Ainsi, dans l'ouverture de la vision se traduit le drame de l'accession d'un être à l'existence, et la cosmogonie se mue en peinture.

Pierre Kaufmann - 1990

La naissance de l'être

Si ces créatures ne sont pas identifiables, ce n'est pas qu'elles demeurent inachevées. Chromophanie, comme on parle de théophanie. Ruisselantes encore des ténèbres dont elles sont issues, par grappes et par nappes, à l'appel d'un Jugement qui ne connaît d'autre balance que la rigueur indéfiniment graduée d'une décomposition spectrale de l'ombre, elles aspirent à s'individualiser comme pour prendre en charge la Passion du peintre, achevées à la manière d'une coulée de métal dans le rougeoiment bitumeux de la forge - achevées à leur niveau dans la procession des êtres.

Pierre Kaufmann, Chromophanie - 1982