L'Incertitude Manifeste
Nous n'avons qu'une ressource avec la mort: faire de l'art avant elle. (René Char)
Il ne s'agit pas d'épouser son temps mais de le créer. Etre de son temps n'est qu'un reflet; ajouter à son temps est le défi.
le temps est sans réponse; on n'y répond pas, on le fonde. Telle est une des tâches de l'art.
Quand on ne suit pas la mode, on la devance; et quoi de moins à la mode que peindre? Peindre est un acte de naissance. Avant la vision, le geste risque
sa justesse et emprunte au hasard sa disponibilité. Entre la main annonciatrice et l'oeil consentant, la résistance se rend. Le sujet dirige et se trouve
après-coup car l'inconscient invente l'intention. A la fin, c'est cela.
De touches en touches l'oeuvre s'accomplit. Touches avisées, mates, graves, ténues denses et pleines, soucieuses de leur nécessité. La matière grise sourit,
s'irise. Gris grondant sa sourde puissance. Dans son secret des luisances ouvrent le regard. La cécité guide la lumière. La couleur secoue le nocturne intérieur.
Le fond de l'oeuvre remonte à la surface de l'oeil. Matière et manière s'édifient en un jeu d'avancées et de retraits par delà l'invisible. La matière n'est pas
un obstacle. L'obstacle de la peinture, c'est le peintre. Véhicule, elle marque le chemin et accompagne l'accomplissement. Contact entre l'idée et la forme, elle
les associe dans l'échange intime des repentirs et des rapprochements. Conquérir l'écart réduit le chaos pourtant fécondateur, car, de toutes les possibilités,
il n'en reste q'une. D'où les variations. La polémique est entre une ignorance et une volonté. Le dilemme se repose en une harmonie: l'oeuvre est là.
Ces faces amplifiées, irréelles, incorporelles sont insaisissables donc, mais prenantes et prises dans la chair de la peinture. En se partageant avec le fond,
elles s'esquivent et se dévoilent, s'effacent et s'affichent, gardiennes de l'âme, messagères muettes, passagères suspendues dans leur inachèvement et ancrées
dans leur médium. Le plus souvent, l'abandon conclut l'oeuvre.
La suite des actes complices révèle l'image qui n'est plus le sujet mais le support de la peinture. Ce n'est pas un passage du monde à sa représentation,
mais du peintre à sa peinture. Reste, non plus un Dionysos, un ange, mais une peinture dionysiaque, archangélique, voire luciférienne.
A longtemps la regarder, on devient ensemble. Promesse d'une émotion unique; récompense d'une réception réussie.
Gérard Torrens - Professeur d'esthétique (2003)